dimanche 8 novembre 2009

5 février 1939

"Nous sommes extrêmement nombreux à parcourir à pied les routes, les corniches de la côte catalane après que les troupes de Franco ont pris Barcelone ; craignant les représailles des nationalistes, nous battons en retraite pour gagner la frontière française au niveau du petit village du Perthus ; quelques uns sont parvenus à s'y rendre en automobile, d'autres sur les plates-formes débâchées des camions ; la plupart cependant accomplissent La Retirada à pied ; de longues colonnes de femmes, d'enfants, de civils, de militaires s'allongent sur les routes qui n'ont jamais été goudronnées ; j'en sais quelque chose, moi qui ai fait partie des dizaines de milliers de réfugiés confinés au camp d'Argelès-sur-Mer, dès le mois de février ; cette année-là, l'hiver est rude, les baraquements ne sont toujours pas construits ; nous sommes forcés de creuser des trous à même le sable que nous surmontons de ce qu'on peut trouver sur une plage : des roseaux, des bouts de bois ramenés par la mer, des branchages poussés par la tramontane, ce qu'on a emporté, une couverture par exemple, une toile cirée ; les abris sont glacials ; les baraquements ont été bâtis à la hâte durant les jours qui ont suivi ; le 2 mars, alors que Daladier fait appel à Pétain pour renouer les relations diplomatiques avec l'Espagne franquiste, cela nous ne le savons pas encore, tout est rentré dans l'ordre selon les autorités françaises ; les gardes mobiles, appuyés par les troupes coloniales, se sont organisés pour surveiller, comme il se doit, du haut de leur monture, les Rouges tentés de franchir les fils de fer barbelés ; ils les punissent sur place ; parfois en les conduisant au fort de Collioure transformé en camp disciplinaire, depuis lequel on peut apercevoir l'hôtel où Antonio Machado est mort, quelques jours auparavant avec ce dernier vers, retrouvé tout chiffonné dans une poche de son veston: Ces jours bleus, ce soleil de l'enfance ; les Spahis qui gardent le camp d'Argelès-sur- Mer ressemblent aux soldats contre lesquels nous venons de combattre ; nous avons l'impression d'être retombés sur les unités nationalistes que Franco a ramenées du Maroc ; nous sommes nombreux parmi les réfugiés, à avoir contracté les maladies qu'on attrape dans les lieux insalubres : la dysenterie, la paratyphoïde, le typhus que se transmettent les poux ; plusieurs d'entre nous supportent mal l'humiliation, d'autres n'y ont pas survécu, certains sont devenus fous en se voyant traités comme La pègre de Catalogne qui déferle sur notre Roussillon : c'est ce qu'on écrit le 10 février dans le journal Somatent, dirigé par le président du PPF, Jacques Doriot ; on nous traite de Rouges, ce qui est plutôt flatteur pour nous, puis aussi de tueurs, de bouffeurs de curés ; certains esprits faibles, peu fiables, prétendent que nous avons une queue semblable à celle du diable en personne, cachée dans les plis de notre liquette dépassant du pantalon ; des curieux, non moins faibles d'esprit, friables du cœur ceux-là, viennent rôder autour des camps, le dimanche, pour vérifier l'information ; les absurdités les plus échevelées circulent à propos de nos silhouettes dépenaillées, déambulant sur le sable, croulant sur le fardeau d'un désespoir qui ne s'évanouira jamais ; il y a de quoi perdre la raison ; dans les années cinquante, certains Espagnols errent à moitié fous dans les villes du midi de la France, après leur retour des camps allemands où ils ont été directement transférés depuis les camps français du Roussillon (...)"

La lumière et l'oubli, Serge Mestre.

19 commentaires:

uovo a dit…

Gracias et merci.

Zoridae a dit…

Uovo,

De nada !

Charles Magnet a dit…

le monde a tellement changé depuis...
enfin l'Europe... pas le reste...

Dorham a dit…

Dur de commenter cela, mais je me signale :)

Dorham a dit…

D'autant plus dur que cet exil terrible a été également vécu par d'autres populations émigrantes. Cette histoire, c'est l'histoire de tant de familles...

Dorham a dit…

Je voulais dire, au fil du 20ème siècle bien sûr, pas exactement ce jour là...bon, tu m'auras compris...j'aurais mieux fait de me taire, tiens...

Zoridae a dit…

Charlemagnet,

Oui, mais il y a toujours des camps de réfugiés...

Dorham,

Oui il y a plusieurs vagues au XXème siècle. D'ailleurs je ne connais pas bien les conditions d'exil des Italiens... Et toi ?

Dorham a dit…

Chez les italiens, il y a eu plusieurs vagues. J'ai une partie de ma famille (paternelle, d'Ancone et de Venise) qui a émigré dans les années 20. Les uns sont partis en Suisse, les autres au Luxembourg et puis en France. Ils ont fui la pauvreté, les conditions furent terribles, dantesques. Mais je n'en sais pas plus, mes vieux étaient taiseux :)

L'autre partie de la famille (maternelle, sarde, moins taiseuse) est arrivée en deux étapes : dans les années 30 et puis aussi après la seconde guerre, pour des raisons essentiellement politiques (ils étaient communistes et/ou résistants). Dans de bien meilleures conditions.

Sylvaine Vaucher a dit…

Et à cette même période, racontée par une femme :
http://teleobs.nouvelobs.com/rubriques/on-annonce/articles/elles-et-moi-un-film-sur-la-guerre-d-espagne

detoutderien a dit…

ben il est où le passionnant article d'hier soir ?! je m'étais promis de le lire ce matin...

un des commentateurs aurait il demandé son effacement ? ;)

Zoridae a dit…

Dorham,

Merci de ne pas être taiseux :))

Sylvaine,

Merci pour le lien, ça a l'air bien !

Gaël,

Hein, quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ?

detoutderien a dit…

ben tu n'avais pas un trés long article hier soir avec une partie sur le livre que tu nous cites aujourd'hui ? En commentaires il y avait Mtislav et Didier Goux...

Je n'avais RIEN BU hier !!!!

Zoridae a dit…

Tu avais dû boire car il y est toujours... Plus bas !

(Long très long ?!)

detoutderien a dit…

ah ouais dis donc désolé...

bon ben je suis content,


(non pas trop long, juste quand on tombre dessus vers 1 heure du matin :) )

Christie a dit…

Le camps de la honte
Mon mari est espagnol et une partie de sa famille a vécu dans ces camps.
Un vieux monsieur au village me raconte toujours son "internement" dans le camp du barcarès..
C'est la même histoire et les camps sont toujours ouverts pour d'autres horreurs.
je crois qu'on y entasse les réfugiés venus d'ailleurs.
Et les camps de la honte sont redevenus à la mode..
L'histoire se répète inlassablement..
Cela gène que le prix Goncourt le rappelle encore et toujours...

On rappelle toujours les camps construits par Hitler et consorts..Mais que faisons-nous, nous-même si ce n'est fermer nos yeux et nos oreilles à tout ce qui est hors de portée de notre quotidien!!

Zoridae,
merci pour ce rappel..
N'ayons jamais la conscience trop tranquille, ça permet de continuer à nous révolter et ne pas accepter l'inacceptable...

Juliette a dit…

Merci et bravo !
( une nouvelle lectrice du blog )

Frederique M a dit…

Si vous venez du côté de Toulouse, il vous faudra faire un détour par la librairie de la Renaissance. C'est un repère de familles issues de cette histoire. Ce qu'ils racontent, la ferveur qu'ils y mettent... Je vous recommande chaleureusement la lecture de "Voix endormies" de Dulce Chacon. Une merveille.

Marcus a dit…

De nombreux républicains espagnols ont rejoints les maquis de la résistance intérieure. C'était le cas au maquis des Glières, par exemple.

serge bonnery a dit…

Connaissez-vous le roman d'Almudena Grandes, "Le coeur glacé", traduit chez JC Lattès ? C'est un véritable monument sur la période que vous évoquez...