Nous nous écrivions tant qu'avant même de pouvoir passer du temps ensemble, nous avions construit, pour notre relation, un domaine vaste, foisonnant que nous n'avons pas fini d'explorer aujourd'hui. Le moindre frisson, nos angoisses et nos doutes étaient relatés, analysés, découpés puis lus et analysés une seconde fois. Car nous ne manquions jamais de relever une ligne de la lettre de l'autre et d'y répondre en détail. En retour, notre réponse était démantelée de nouveau et notre conversation finit par couvrir le monde tel que nous le connaissions, comme si nous avions étendu sur lui les filets arachnéens de nos sensibilités mêlées.
Nous étions très rigoureuses et n'hésitions pas à prouver nos dires. Nathalie glissait dans sa besace des photos volées dans l'album familial, tandis que je lui livrai, un jour, un carton rempli des lettres reçues depuis ma naissance : déclaration de mon premier amoureux, cartes postales de mon père, cartes d'anniversaire ; il me semblait que cette menue paperasse attestait, en partie, de mon existence. Nous échangeâmes nos journaux intimes et dérobâmes des livres dans la bibliothèque de nos parents. Bientôt, les paragraphes décrivant nos sentiments pour Philippe et Samuel s'amenuisèrent laissant place à ceux que nous éprouvions l'une pour l'autre. Nous jurions de ne jamais nous quitter, de ne jamais nous marier et nous imaginions, éventuellement, fréquenter plus tard, des frères ou des amis qui n'auraient jamais d'emprise sur notre amitié ; le piano de notre salon serait bordeaux ou blanc et nous des artistes.
Parfois, pourtant, Nathalie devenait silencieuse et coupait court aux confidences. Emmanuel, le copain de Samuel, qu'elle commençait à lui préférer, lui donnait des envies de secrets. Elle ne voulait plus épier ses sentiments mais se laisser porter par eux. Alors, je lisais Marguerite Duras et c'est mon amie que je voyais à travers les Lol V. Stein, Emily L. et autre Elisabeth Alione. Les soirs où elle tenait entre ses mains le sort de notre correspondance, je griffonnais des histoires à deux voix dans lesquelles, une Natalia, énigmatique et glaciale, s'exprimait telle le Sphynx face à une personne - homme ou femme - qui l'abreuvait de déclarations et de questions. Natalia préférait à la parole la danse, aux explications la musique et je ne la comprenais jamais tout à fait.
Il arrivait que pour me lancer dans un nouveau chapitre, j'établisse d'étranges correspondances entre une phrase de Duras et une des miennes. L'idée était proche ou carrément opposée, les mots avaient en commun un éclat particulier, une associations de fricatives mais au fond de moi, je savais que j'avais volé le résultat qui jaillissait de ce troc : "Tu écris vraiment comme elle, me disait Nathalie, admirative."
Illustration : Art and ghosts