Le jour où Louis apprit à Claire qu’il allait la quitter, il ne parvint pas à le faire correctement. C’était un jeudi. Elle commençait un peu plus tard le jeudi et il avait pris sa matinée pour lui parler.
Assis sur le lit, il l’observait. Elle s’était levée tôt, silencieuse, et avait commencé à ranger l’appartement. Elle lui donnait l’impression d’être une de ces bêtes qu’on va mener à l’abattoir. Ses longs cils se couchaient sur des yeux déjà tristes. Elle n’avait jamais été aussi vive, bougeant ses bras dans la lumière, se courbant pour ramasser au passage les affaires des filles, se relevant d’un geste, souple pourtant et maladroite, rapide et mélancolique, calme, inquiète. Louis attendait pour lui parler qu’elle s’arrête de bouger. Il la suivait dans chaque pièce. Ils ne se disaient rien. Elle ne lui reprochait même pas de rester là sans rien faire, les bras croisés à côté d’elle. Ne la compare pas à une bête, pensait Louis, tu ne vas pas la tuer ! L’espérait-il ? Ne rêvait-il pas, comme un adolescent qu’elle s’effondre devant lui, qu’elle le supplie de rester ? Il paraît que les gens qui se suicident le font parce qu’ils aiment la vie plus qu’aucun de nous. Est-ce par amour qu’on quitte les gens aimés ? Est-ce par amour qu’il faut tout détruire, salir, abîmer ou est-ce seulement pour réveiller l’amour ?
Dans le salon, les jouets des filles formaient sur le sol des petits monticules que Claire calait sous son bras avant de les lâcher dans les malles à jouets aux quatre coins de leur chambre. Au milieu de la table, la cafetière crachait ses dernières gouttes. Les mules à talons de Claire claquaient sur le carrelage. Et Louis la suivait. Elle le regardait parfois, en coin, et semblait savourer sa présence. Louis essayait de se persuader qu’elle savait ce qui allait suivre. Qu’elle le savait et qu’elle l’acceptait. C’était une femme intelligente avec des lunettes épaisses, de belles jambes aux mollets musclés. Sa chevelure noire tombait sur son front, roulait sur ses épaules. Elle alluma la radio. Louis avait l’impression d’être de sa famille. Il la connaissait et elle le connaissait. Le soir, Mathilde et Elise organisaient avec eux des concours de chatouilles. Elles s’endormaient quand ils les avaient embrassées, l’un après l’autre. Louis eut peur, il hésita. Au fond de lui, il aurait voulu lui faire signe, l’appeler pour qu’elle apaise ses pensées. Mais il se sentait si proche d’elle qu’il était persuadé qu’elle ne l’entendrait pas.
Alors, il la fit asseoir près de lui et il déposa sur ses genoux la lettre qu’il avait écrite quelques jours plus tôt. Elle la lut, cachée derrière ses longs cheveux. Louis avait oublié que des amis anglais venaient chez eux ce soir-là, dîner. Claire le lui rappela. Elle rangea la lettre dans un tiroir et partit travailler. Le soir, en rentrant, elle prépara le repas. Quand leurs amis arrivèrent Claire et Louis s’étaient mis d’accord pour ne pas gâcher la soirée en parlant de divorce. Ils décrivirent leur vie provinciale avec légèreté. Louis les faisait rire. Au dessert leurs amis annoncèrent qu’ils allaient avoir leur troisième enfant :
« On commençait à s’habituer à notre vie tranquille, on a décidé de bousculer encore nos habitudes, dirent-ils en riant. »
Claire ne cessait de répéter :
« Je suis tellement contente pour vous… »
« Et vous, demanda son amie anglaise en lui prenant la main ? »
Claire débarrassa la table et coucha les filles. Elle entendait Louis faire le pitre.
« Savez-vous que j’ai failli être ténor d’opéra ? demandait-il. »
Claire connaissait l’histoire par cœur. Louis la racontait chaque fois qu’il était saoul, content d’avoir un public qui ne l’avait pas encore entendue. Un jour, à une fête d’étudiant, il s’était mis à chanter, debout sur la table. Les gens avaient applaudi avec force. Et lorsqu’il était retourné à sa place un homme lui avait remis sa carte, c’était un manager.
« Avec cette voix, je peux vous faire faire le tour du monde. » Mais Louis avait désigné Claire :
« Je peux faire le tour du monde avec ces yeux. »
Après la musique, ils parlèrent de cinéma. Les Anglais venaient de découvrir Depardieu et ils l’adoraient.
« Depardieu n’est plus rien, c’est de la merde en boîte, lança Louis, sans rire. Il ne fait plus rien de bon. Le succès l’a ramolli, il est nul, il est pitoyable. »
Il se resservit un verre de vin qu’il avala d’un coup. Il était soudain furieux et triste comme il ne l’avait jamais été.
« Lui, pour le coup, il fait tout sauf bousculer ses habitudes. Regardez-le, comme il se pavane. Au début, il était différent, parce qu’il venait d’un milieu populo, il était anarchiste, révolté, il braillait comme un porc, il montrait sa bite.
-Louis, murmura Claire, tu as trop bu.
-Et alors, gronda Louis ? Et alors ? Depardieu, lui, il ne lésinait pas sur l’alcool et il avait du génie. Et maintenant, “Non merci… mon pontage !” C’est un pépé, un vieux chnoque, il sort avec un frigidaire, l’autre, là, la Carole Bouquet…
-Moi je la trouve bien, risqua l’Anglais.
-Vous avez vu ce qu’il fait aujourd’hui ? continuait Louis, vous savez pourquoi il fait ces daubes sur TF1 ? Parce que finalement il veut leur montrer à tous qu’il a de la culture, hein maintenant, il n’est plus ce petit gauchiste braillard qui montrait son cul aux bourgeois, il veut rentrer dans le rang, il dit “regardez, j’ai lu Victor Hugo et Alexandre Dumas, je les ai tellement bien lu que je joue à être leur héros.” Et bientôt il jouera Hugo lui même. Ah je l’attends ça, je le vois déjà. Ça me dégoûte… »
Claire s’était levée et le regardait des larmes plein les yeux. Louis scrutait leurs visages un à un, l’air effaré, aux abois, il respirait avec difficulté, les mains prises l’une dans l’autre.
« …Ça me dégoûte tout ça, vos vies là, on bouffe, on boit, on se raconte notre existence de merde en essayant de la rendre drôle, attrayante, on pond des mômes à tire-larigot… »
Claire disait au revoir à leurs amis :
« Oui, ça lui arrive de temps en temps, il travaille trop, il est fatigué.
-Mais non, rugit Louis, je ne suis pas fatigué, je suis en pleine forme. On a passé une super soirée, hein ? Quand je vous ai raconté ma vocation d’un soir, c’était touchant, non ? Et toi Gary, tu n’as pas parlé de ton énième roman en cours ? Tu as enfin arrêté d’écrire ?
-Prends soin de lui. Fais attention à toi aussi.
Mary essuyait les larmes sur les joues de Claire avec tendresse.
-Laissez-la, foutez-lui la paix, elle est forte, elle n’a besoin de personne. C’est un frigidaire, elle aussi. Elle va ranger la maison et elle va se coucher. Et moi, comme un con… »
Les Anglais étaient partis, Louis sanglotait contre Claire.
« Moi comme un con…»
Assis sur le lit, il l’observait. Elle s’était levée tôt, silencieuse, et avait commencé à ranger l’appartement. Elle lui donnait l’impression d’être une de ces bêtes qu’on va mener à l’abattoir. Ses longs cils se couchaient sur des yeux déjà tristes. Elle n’avait jamais été aussi vive, bougeant ses bras dans la lumière, se courbant pour ramasser au passage les affaires des filles, se relevant d’un geste, souple pourtant et maladroite, rapide et mélancolique, calme, inquiète. Louis attendait pour lui parler qu’elle s’arrête de bouger. Il la suivait dans chaque pièce. Ils ne se disaient rien. Elle ne lui reprochait même pas de rester là sans rien faire, les bras croisés à côté d’elle. Ne la compare pas à une bête, pensait Louis, tu ne vas pas la tuer ! L’espérait-il ? Ne rêvait-il pas, comme un adolescent qu’elle s’effondre devant lui, qu’elle le supplie de rester ? Il paraît que les gens qui se suicident le font parce qu’ils aiment la vie plus qu’aucun de nous. Est-ce par amour qu’on quitte les gens aimés ? Est-ce par amour qu’il faut tout détruire, salir, abîmer ou est-ce seulement pour réveiller l’amour ?
Dans le salon, les jouets des filles formaient sur le sol des petits monticules que Claire calait sous son bras avant de les lâcher dans les malles à jouets aux quatre coins de leur chambre. Au milieu de la table, la cafetière crachait ses dernières gouttes. Les mules à talons de Claire claquaient sur le carrelage. Et Louis la suivait. Elle le regardait parfois, en coin, et semblait savourer sa présence. Louis essayait de se persuader qu’elle savait ce qui allait suivre. Qu’elle le savait et qu’elle l’acceptait. C’était une femme intelligente avec des lunettes épaisses, de belles jambes aux mollets musclés. Sa chevelure noire tombait sur son front, roulait sur ses épaules. Elle alluma la radio. Louis avait l’impression d’être de sa famille. Il la connaissait et elle le connaissait. Le soir, Mathilde et Elise organisaient avec eux des concours de chatouilles. Elles s’endormaient quand ils les avaient embrassées, l’un après l’autre. Louis eut peur, il hésita. Au fond de lui, il aurait voulu lui faire signe, l’appeler pour qu’elle apaise ses pensées. Mais il se sentait si proche d’elle qu’il était persuadé qu’elle ne l’entendrait pas.
Alors, il la fit asseoir près de lui et il déposa sur ses genoux la lettre qu’il avait écrite quelques jours plus tôt. Elle la lut, cachée derrière ses longs cheveux. Louis avait oublié que des amis anglais venaient chez eux ce soir-là, dîner. Claire le lui rappela. Elle rangea la lettre dans un tiroir et partit travailler. Le soir, en rentrant, elle prépara le repas. Quand leurs amis arrivèrent Claire et Louis s’étaient mis d’accord pour ne pas gâcher la soirée en parlant de divorce. Ils décrivirent leur vie provinciale avec légèreté. Louis les faisait rire. Au dessert leurs amis annoncèrent qu’ils allaient avoir leur troisième enfant :
« On commençait à s’habituer à notre vie tranquille, on a décidé de bousculer encore nos habitudes, dirent-ils en riant. »
Claire ne cessait de répéter :
« Je suis tellement contente pour vous… »
« Et vous, demanda son amie anglaise en lui prenant la main ? »
Claire débarrassa la table et coucha les filles. Elle entendait Louis faire le pitre.
« Savez-vous que j’ai failli être ténor d’opéra ? demandait-il. »
Claire connaissait l’histoire par cœur. Louis la racontait chaque fois qu’il était saoul, content d’avoir un public qui ne l’avait pas encore entendue. Un jour, à une fête d’étudiant, il s’était mis à chanter, debout sur la table. Les gens avaient applaudi avec force. Et lorsqu’il était retourné à sa place un homme lui avait remis sa carte, c’était un manager.
« Avec cette voix, je peux vous faire faire le tour du monde. » Mais Louis avait désigné Claire :
« Je peux faire le tour du monde avec ces yeux. »
Après la musique, ils parlèrent de cinéma. Les Anglais venaient de découvrir Depardieu et ils l’adoraient.
« Depardieu n’est plus rien, c’est de la merde en boîte, lança Louis, sans rire. Il ne fait plus rien de bon. Le succès l’a ramolli, il est nul, il est pitoyable. »
Il se resservit un verre de vin qu’il avala d’un coup. Il était soudain furieux et triste comme il ne l’avait jamais été.
« Lui, pour le coup, il fait tout sauf bousculer ses habitudes. Regardez-le, comme il se pavane. Au début, il était différent, parce qu’il venait d’un milieu populo, il était anarchiste, révolté, il braillait comme un porc, il montrait sa bite.
-Louis, murmura Claire, tu as trop bu.
-Et alors, gronda Louis ? Et alors ? Depardieu, lui, il ne lésinait pas sur l’alcool et il avait du génie. Et maintenant, “Non merci… mon pontage !” C’est un pépé, un vieux chnoque, il sort avec un frigidaire, l’autre, là, la Carole Bouquet…
-Moi je la trouve bien, risqua l’Anglais.
-Vous avez vu ce qu’il fait aujourd’hui ? continuait Louis, vous savez pourquoi il fait ces daubes sur TF1 ? Parce que finalement il veut leur montrer à tous qu’il a de la culture, hein maintenant, il n’est plus ce petit gauchiste braillard qui montrait son cul aux bourgeois, il veut rentrer dans le rang, il dit “regardez, j’ai lu Victor Hugo et Alexandre Dumas, je les ai tellement bien lu que je joue à être leur héros.” Et bientôt il jouera Hugo lui même. Ah je l’attends ça, je le vois déjà. Ça me dégoûte… »
Claire s’était levée et le regardait des larmes plein les yeux. Louis scrutait leurs visages un à un, l’air effaré, aux abois, il respirait avec difficulté, les mains prises l’une dans l’autre.
« …Ça me dégoûte tout ça, vos vies là, on bouffe, on boit, on se raconte notre existence de merde en essayant de la rendre drôle, attrayante, on pond des mômes à tire-larigot… »
Claire disait au revoir à leurs amis :
« Oui, ça lui arrive de temps en temps, il travaille trop, il est fatigué.
-Mais non, rugit Louis, je ne suis pas fatigué, je suis en pleine forme. On a passé une super soirée, hein ? Quand je vous ai raconté ma vocation d’un soir, c’était touchant, non ? Et toi Gary, tu n’as pas parlé de ton énième roman en cours ? Tu as enfin arrêté d’écrire ?
-Prends soin de lui. Fais attention à toi aussi.
Mary essuyait les larmes sur les joues de Claire avec tendresse.
-Laissez-la, foutez-lui la paix, elle est forte, elle n’a besoin de personne. C’est un frigidaire, elle aussi. Elle va ranger la maison et elle va se coucher. Et moi, comme un con… »
Les Anglais étaient partis, Louis sanglotait contre Claire.
« Moi comme un con…»
10 commentaires:
Alors, il fait quoi, il reste ou il part??
La suite...la suite...
C'est intenable à la fin (image de moi tapant les pieds d'impatience pour avoir la suite !!)
;=D)
arf pas l'temps de lire, là, mais je repasse !
Christie,
LA suite, demain... Normalement !
:)
Gaël,
Surtout si tu as les 3 à lire...
oh là là, c'est dur au présent et dur au passé. No futur ?
raahhhhh ce Louis alors..... il les aligne aux kilomètres les bêtises....
J'aime beaucoup cette suite de petits tableaux, montrant le personnage principal, Louis, dans des situations différentes, qui provoquent chez le lecteur une attitude différente chaque fois.
Au début, en tout cas pour le 2e épisode, j'ai failli t'écire "mais vraiment assezzzzzzzzzzzzz de l'enfance malheureuse !!" (même si bien sur chacun(e) écrit ce qu'il ou elle veut).
Et puis, cette femme frigo, et Depardieu, on finit presque par trouver quelques circonstances à Louis.
C'est une idée intéressante, de présenter plusieurs points de vue, ça me plait bien, ça a un coté cinématographique.
Mais le problème, comme dans une composition de tableau, ça va être : comment lier ?
J'avoue que j'attends avec impatience quelle surprise tu nous réserves.
Et aussi finalement, ce que tu vas faire de Louis.
Ce troisième épisode est particulièrement réussi, je trouve, on se croit à la table, brrrrr ...
La mère Castor,
C'est joli la façon dont vous formuler ça... Bonne question...
Charl'
Je ne sais pas, qui sait ?
Audine,
Tes critiques sont toujours riches et sources de réflexion... Il se trouve que ce texte est une nouvelle écrite il y a quelques années. Comme je manque de temps pour écrire en ce moment, j'ai décidé de la publier. Comme ça, je peux écrire autre chose, en amont, tranquillement...
Après avoir lu ton commentaire je me suis demandée si je n'étais pas sortie de ça, justement, depuis un moment. Il est vrai que j'ai beaucoup exploré ce thème sur mon blog mais il me semble que j'y pense moins aujourd'hui... Que j'ai avancé...
Quant à la suite, c'est pour demain !
Et je te lis... et j'adore.
Si simple, si efficace...
Et comme un con, je sens naître la honte d'écrire...
Arpenteur,
Oh ! Ça va pas la tête ? ;)
Tu as l'Art d'écrire sur les silences, sur ces mouvements imperceptibles de l'âme, sur ces phrases non-dites et que l'on s'épuise à ne pas savoir comment dire.
Troisième partie toujours aussi captivante, dans laquelle tu utilises avec brio ce style indirect libre que j'aime tant et qui te permet de fouiller la psychologie des personnages avec subtilité et intelligence. La scène du repas est particulièrement réussie et cristallise le mal-être de Louis, les affres du temps et des convenances bienséantes.
Bravo Emeline. Cette nouvelle est un pure merveille. J'aimerais l'avoir écrite...(sourires).
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