jeudi 11 décembre 2008

Le destin d'Agatha

Auteur d'une pièce de théâtre, elle cherchait une chanteuse classique pour interpréter un air dans son spectacle. Elle m'avait appelée et nous nous étions retrouvées près de chez moi, Au rêve, un petit café rue Caulaincourt. Lorsque je la vis pousser la porte de l'établissement, je crus me voir : elle portait une longue jupe qui entravait ses jambes, un manteau d'une autre époque et des bottines à lacets. D'une main elle caressait ses longs cheveux roux tandis que de l'autre elle dessinait, dans l'espace, les phrases que sa voix rauque rendait presque inaudibles.

A peine assise, elle m'avoua que son prénom était un prénom qu'elle s'était inventé depuis peu. L'autre n'était pas laid et ne lui déplaisait pas mais elle avait voulu en changer comme on change de peau. Fascinée, je lui demandai comment son entourage avait réagi et évoquai une amie qui avait abandonné son prénom après le suicide de l'amant qu'elle venait de quitter. Des années après, sa famille continuait de l'appeler par son prénom de naissance tandis que ses amis s'étaient adaptés au changement. Avait-elle l'impression de revêtir une ancienne peau chaque fois qu'elle retrouvait les siens ? Et qu'est-ce que cela lui faisait d'être à la fois avant et après ? Agatha n'avait pas ce problème m'expliqua-t-elle puisqu'elle n'entendait même plus quand on s'adressait à son ancien moi. Je me dis, douloureusement mais brièvement, que j'aimerais avoir l'audace d'Agatha.

Elle penchait la tête de côté en parlant et fumait cigarette sur cigarette. Nous évoquâmes nos parcours respectifs, elle comme comédienne, moi comme chanteuse, nos mains fendant la fumée qui cernait de coton nos visages. Nous avions les mêmes doutes, un parcours chaotique et après quelques minutes de conversation, nous pouvions achever les phrases de l'autre à sa place. Alors, nous n'eûmes plus rien à nous dire et nous décidâmes de sortir.

Montmartre, beau en ses hauteurs, était secoué par un vent furieux, grondeur, méchant. Agatha m'agrippa le bras parce qu'elle se tordait les chevilles sur les pavés. Nos cheveux se mêlaient sur nos épaules, nous empruntions des rues escarpées, désertes, en courant pour échapper à la tempête. Devant le Château des Brouillards, un bruit soudain nous fit sursauter. C'était une grosse branche d'arbre qui tapait contre la bâtisse. L'ampoule de l'unique lampadaire éclata et nous nous retrouvâmes dans l'obscurité. Nous faillîmes heurter la statue de Dalida devant laquelle nous restâmes songeuses, un peu tristes, passant nos doigts gourds sur les joues de bronze. Puis, Agatha inspira avec difficulté. Je reconnus le sifflement que je prenais souvent pour les cris de fantômes enfouis dans mes bronches ; je lui tendis ma Ventoline. A petit pas, à l'abri du vent, nous gravîmes une rue de plus avant de dévaler la rue Lepic jusqu'à la place des Abbesses. Là, buvant un chocolat chaud et je ne sais pourquoi, nous parlâmes de nos pères.

Agatha ne fumait plus et elle garda les mains jointes sur la table. Ses yeux bleus luisaient. Sa voix devint âcre pendant qu'elle me racontait son histoire. Elle avait rencontré son père à l'âge adulte, après avoir appris, enfin et par hasard, son nom. Le retrouver fut facile puisqu'il figurait dans l'annuaire. C'était un comédien et elle l'aurait reconnu sans hésiter parmi une multitude. Il passèrent une nuit à parler, à se regarder - ils se ressemblaient comme des jumeaux - à se raconter leur vie. En faisant sa connaissance, Agatha comprit sur elle-même des choses dont elle n'avait pas conscience auparavant. L'avenir lui parut simple et à portée de main. Le regard protecteur de son père et l'assurance de sa présence future ôta de ses épaules un poids qu'elle s'était habituée à porter. Au matin, après avoir dit au-revoir à son père, elle sortit dans la rue, aérienne, et, jusque chez elle, sanglota de joie et de soulagement. Epuisée, elle s'écroula ensuite sur son lit et s'endormit à la seconde.
Le téléphone la réveilla alors que la nuit tombait : son père venait de mourir d'une crise cardiaque.

La gorge serrée, je la quittai après d'insoutenables minutes de silence. Agatha fumait les yeux clos. Elle me tendit, muette, une main fragile que je serrai trop fort et je tournai les talons pour cacher mes larmes.

Nous ne nous revîmes jamais mais je pense souvent à elle.
Illustration : Ray Caesar

16 commentaires:

Nicolas Jégou a dit…

Deu'z

Nicolas Jégou a dit…

L'intérêt de commenter, comme je viens de le faire par hasard pour rigoler, avant de lire le billet est que, des fois, souvent ici, on ne sait pas quoi dire après lecture...

Le coucou a dit…

Je suis entré dans ce billet et je vous écouté raconter comme si j'étais assis à la table à coté, tendant une oreille indiscrète. Il est tellement vrai, il évoque tant de choses! Merci de ces quelques minutes, Zoridae.

Didier Goux a dit…

Eh bien, moi, contrairement au Coucou (que je salue au passage), si j'avais été à la table d'à côté, j'aurais déménagé au fond du bar, histoire d'avoir la paix : j'la sens pas trop, votre Agathe-qu'est-tellement-libérée-qu'elle-change-de-prénom...

Zoridae a dit…

Nicolas,

Pourquoi tu dis deu'z, il n'y a pas de prem's ?

Nicolas,

Ah...

Le coucou,

Merci à vous d'avoir lu et apprécié.

Didier Goux,

En fait, j'ai oublié d'expliquer cela... Agatha avait changé de prénom (et j'ai oublié le précédent) après la mort de son père...

Anonyme a dit…

Deu'z fois trois ..

C'est isocèle.

Ca tombe juste.

Tifenn a dit…

C'est beau, c'est juste, c'est triste.

Anonyme a dit…

J'ai adoré ta description de l'évidence de la relation avec cette inconnue; je ressens ça souvent, l'impression d'être spontanèment à ma place avec une personne; c'est fort et grisant. J'ai beaucoup aimé ton tecte!

Anonyme a dit…

oups...ton teXte!!!

Oh!91 a dit…

On ne ménage jamais assez les cœurs. Peut-être ne sont-ils pas faits pour être ménagés... S'il en est mort, c'est bien qu'il devait la revoir. J'ai Barbara qui me chante dans la tête, maintenant. Bon week-end.

Zoridae a dit…

Josey Wales,

C'est chouette la géométrie !

Tifenn,

Très triste...

Mots d'Elle,

J'aimais bien "ton tecte" ;) !

Oh!91,

Nantes, c'est ça ? C'est drôle j'ai vu une allusion à cette chanson chez Marie-Georges Profonde il y a quelques jours ! C'est peut-être à cause de cela que cette histoire m'est revenue...

mtislav a dit…

La ventoline qui passe d'une main à l'autre, la manière fulgurante dont le père s'en va, les deux passantes qui se cognent à la statue de Dalida... Elle existe vraiment cette statue ? Non, c'est un buste, comme une moitié de soi, l'autre abandonnée aux souvenirs. J'ai bien ce texte qui en contient beaucoup d'autres.

Sophie a dit…

Comme cela doit être étrange de rencontrer son double. Un autre soi-même... Cette fulgurance de la première fois. Magnifique texte !

Anonyme a dit…

Le double et son moi, une très vieille histoire, aussi vieille que l'humanité dont nous sommes issus les uns et les autres.

J'ai été très occupée, ces derniers temps...

Anonyme a dit…
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noèse cogite a dit…

Cela m'est déjà arrivé d'être présente à l'annonce d'une nouvelle affreuse dans une famille ( le suicide d'un membre adulte).
Je ne voulais que partir..comme si c'était indécent de voir et sentir le vide, la souffrance prendre pied chez ces gens.
On devient celui qui ne se noie pas et pour les autres c'est un double choc.
Très belle histoire.