Un jour, je l'ai vu traverser la cour et j'ai décidé de l'aimer. C'était un Terminale A3, option arts plastiques qui s'appelait Philippe, portait un anneau à chaque oreille, un Perfecto et des jeans dont les déchirures laissaient entrevoir les cuisses velues. Brun, les joues percées de fossettes, il posait parfois sur moi, sans y penser, un regard morne que je trouvais poignant. De ses grands cartons à dessins s'échappaient des liasses couvertes de peinture noire et blanche. Il arrivait qu'il porte une guitare à l'épaule. Il savait exhaler des ronds de fumée parfaits et il était un des seuls garçons du lycée à embrasser ses amis au lieu de leur serrer la main.
J'arrivais en cours en retard car, comme son ombre, j'avais pris l'habitude de l'accompagner partout. J'attendais que la porte de sa classe soit refermée pour gravir rêveusement les escaliers qui menaient à la mienne, la pointe des pieds trainante.
J'arrivais en cours en retard car, comme son ombre, j'avais pris l'habitude de l'accompagner partout. J'attendais que la porte de sa classe soit refermée pour gravir rêveusement les escaliers qui menaient à la mienne, la pointe des pieds trainante.
La première fois que j'ai écrit sur Philippe c'était dans le cahier adressé à mon père depuis son enterrement. J'espère que tu ne seras pas jaloux que je pense à un autre que toi, je suis jeune et j'ai envie de vivre, avouais-je. En classe, je gravais le prénom de mon bien-aimé sur le bureau, j'égrenais des acrostiches et brodais des alexandrins que je ne lui donnerais jamais. Elsa, ma copine, se réjouit que je sorte enfin de mon humeur morbide ; en réalité, la proximité de la mort nourrissait mon désir, mon deuil s'épanouissait dans cet amour et ils se transfiguraient sans cesse l'un l'autre.
Les jours où l'espoir d'être aimée en retour s'estompait, je sombrais dans le désespoir, convoquant les images d'un bonheur passé perdu à jamais. Mais, lorsque Philippe, pendant la récréation, m'avait souri, j'entendais presque mon père murmurer que, parfois, la vie était trop courte et qu'il fallait se dépêcher d'en profiter. Furieusement, je reprenais ma plume pour avouer à Philippe qu'il avait été désigné pour me rendre heureuse.
En cours de sport, un jour, Nathalie, une brune à lunettes que je connaissais à peine, échappa à la vigilance de Delphine, son amie, pour me parler. Moi aussi j'aime un garçon d'une autre classe... Tu lui as parlé au tien ? me demanda-t-elle, l'air excessivement grave. Comme Delphine s'approchait, les sourcils froncés, Nathalie proposa que nous nous écrivions. Je hochai la tête et soufflai précipitamment qu'elle n'avait qu'à commencer. Le lendemain elle me remettait quelques feuilles quadrillées pliées en quatre que je déchiffrai pendant le cours de géographie. Je lui répondis le jour suivant.
Ainsi commença une des plus intenses périodes de ma vie. Pendant la journée nous vaquions à nos occupations en compagnie de nos copines attitrées et le soir, nous nous attachions à décrire les tourments de nos jeunes existences, nos espoirs pour l'avenir qui semblait infini et ces deux garçons que nous adorions en secret. Nous avions chacune nos manies. D'abord il me fallait du papier recyclé à petits carreaux et un stylo à plume large. Je notais la date à la façon d'Anne Franck dans son journal et terminais du même "A toi" passionné.
Nathalie avait une calligraphie très ronde. Elle demeurait plus mystérieuse que moi et dans mes lettres, je la couvrais de questions tant j'étais avide de la connaître, de la comprendre. Elle aimait un garçon petit et blond au visage d'elfe qui s'appelait Samuel et qui la fixait aussi, chaque fois qu'il le pouvait. Comme nous nous soutenions l'une l'autre, j'avais pris l'habitude de définir l'intensité des regards échangés, la couleur des joues, la vitesse du rabattement de la mèche de Samuel, dans ces moments-là. S'ensuivait souvent un marchandage descriptif, par petits mots glissés en classe :
"Tu exagères, disait mon amie, il a à peine croisé mon regard hier.
- Mais si, rappelles-toi, lorsqu'il s'est retourné pour tenir la porte à son copain !
- Je ne suis pas sûre qu'il m'ait regardée à ce moment là...
- Tu rigoles, il a rougi d'ailleurs !"
Après quelques semaines de ces échanges légers, je racontai à ma nouvelle amie la mort de mon père, mes larmes trempèrent le papier, l'encre de mon stylo dégouta, nimbant d'auréoles vaseuses la description de mon chagrin. Nathalie m'écrivit ensuite que ces traces avaient décuplé les sanglots que mes mots avaient fait naître. Dès lors, je ne pleurai plus sans veiller à ce que mes larmes tombent sur du papier à lettres...
Illustration : Wilmer Murillo
22 commentaires:
c'est vraiment très beau et émouvant.
Merci cher Spermy...
Ca rappelle des souvenirs dis donc... C'est un peu comme si je lisais les miens en version sublimée. Bon je dois te dire ça à chaque fois mais forcément.
Sauf que je correspondais avec une copine en utilisant l'alphabet cyrillique. C'était moins beau que vos écritures rondes et papiers à carreaux !
J'aime beaucoup ta conclusion, je t'imagine penchée sur ton papier à lettres. Pathétique et touchante, cette recherche pour rendre une vraie souffrance visible à l'autre.
Je vais me poser en consommatrice avide : la suite ! la suite !
c'est incroyable : je l'ai vécu. Enfin, il n'y a pas eu un garçon à l'origine de la correspondance, mais pendant 3 ans, nous échangions un cahier avec une amie, tous les soirs. Au début, il y avait un seul cahier : elle écrivait le soir, me le rendais le matin, j'écrivais à mon tour le soir même. Finalement, pendant les vacances scolaires, nous nous sommes rendues compte qu'il était pénible qu'une seule d'entre nous conserve le précieux cahier plusieurs jours de suite. Donc ensuite, nous avions chacune un cahier, que nous nous échangions. Tous les jours, nous nous racontions nos histoires d'amour inavouées, nos tourments d'adolescente, etc.
J'en possède une trentaine dans un tiroir, mais je n'ai plus osé les rouvrir depuis que je l'ai perdue de vue (même si j'y pense souvent).
Alors l'émotion et la nostalgie que me procure ce texte, si vous saviez...
Tiens, moi aussi j'avais un cahier rouge qu'avec mon amie nous noircissions pendant les cours fastidieux...je l'ai perdu et perdue. Pfff.
Le mélange fleur bleu et dérision, j'aime beaucoup ! ;)
Le mien s'appelait Sylvain...
Joli, et finalement, vu du côté des garçons, du moins tels que nous étions il y a longtemps, les choses n'étaient pas si étrangères à cet univers… J'y repère des similitudes. La chute est délicieuse!
C'était le temps des fleurs !!
Marie-Georges,
Merci pour ton commentaire !
Je me souviens du billet, chez toi, qui parlait de ta copine et de vos codes... D'ailleurs, peut-être est-il responsable de celui-ci...
:))
Junko,
J'aimerais bien, moi, relire tout ça. Mais les dizaines de pochettes qui contiennent les milliers de lettres de Nathalie sont dans une cave, à 500 kilomètres de chez moi.
Merci de votre enthousiasme !
Tifenn,
Quel dommage !
Balmeyer,
Merci cher Balmeyer...
Sophie,
Oh... Et t'a-t-il répondu ?
Le coucou,
Quelles similitudes ? Racontez !
(Merci)
Christie,
Voilà !
Zoridae, je pourrais sans doute raconter pas mal de choses sur ma jeunesse ou mon enfance, mais les émois de collégiens, comme ça, là, à soixante deux ans, ça ne coule pas de source… Je peux vous dire que j'étais dans un internat mixte, 300 internes, filles et garçons donc, occupant deux ailes de l'établissement. La cour de récréation des garçons surplombait celle des filles… Et les passions d'adolescents d'avant hier, vivant en vase clos, avait parfois ce côté fleur bleue dont parle balmeyer…
Bon, j'ai rattrapé mon retard. Wou ! J'aime aussi beaucoup le décalage, l'oscillation des trois textes, entre dureté, suspension, bluette, dérision et même auto-dérision.
La description d'un âge où tout est invariablement sérieux, dans le même sac...
Et puis la naissance de "l'écrire". Je dis l'écrire parce qu'on est là encore que dans l'expression, l'expression prend encore le pas sur la forme. Quand la forme prend le dessus, on ne cesse plus de s'exprimer mais on devient un autre, on se modèle, on se dompte, on se corrompt. On devient objet et sujet, acteur et spectateur de soi.
Il faut bien commencer quelque part, d'une manière ou d'une autre.
J'aime beaucoup! Les émois adolescents sont universels, meme si on se pense unique; j'observe désormais ma fille qui aborde cette période, avec tendresse et interrogation...c'est à la fois si loin et si près.
Cette distance lucide - le fait que les larmes aient à être recueillies - m'a beaucoup touché. Ce ne sont pas les mêmes larmes, celles dont on ne sait si elles sont versées sur soi ou parce que quelqu'un n'est plus là pour partager cette tristesse.
Très beau texte, très émouvant..
Finalement, tu n'as pas épousé Philippe Meyer, mais son frère, Bal.
vraiment émouvant. Écrit par un maitre de la plume. Félicitation.
Oh là là je découvres tous ces coms auxquels je n'ai pas répondu... La culpabilité fond sur moi !
Fainéasse !
Très beau texte, en effet. Cela étant, je ne voudrais pas vous décevoir mais il se trouve que, par le plus grand des hasards, je connais bien le Philippe en question, qui habite en effet un pavillon cossu à Bourg-la-Reine, près de chez mon oncle Eusèbe, et porte désormais une grosse moustache, une chaîne en or autour du cou et une gourmette au poignet. Je l'ai vu encore il y a deux mois, l'artiste, traversant le bourg au volant de son puissant quat'-quat', dont la sono, poussée à fond, déversait dans son sillage les échos de la dernière compil' de Philippe Lavil. Il faut dire qu'il était pressé car il avait eu vent par son beau-frère, qui a ses entrées à la préfecture, qu'une descente de l'inspection du travail était prévue le jour même dans sa société de tuning, ce qui ne l'arrangeait pas précisément.
Chieuvrou,
Quel honneur de vous lire ici !
Et quel bonheur car votre commentaire m'a fait bien rire... Merci !
Mtislav,
Chaque fois que je relis votre commentaire je suis émue...
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